Une vie : Eugène PONS
- Véronique BLETTERY
- 16 oct.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 oct.
Texte écrit par Véronique BLETTERY et publié sur ce blog avec son autorisation.

Eugène, 14 ans, a enfourché son vélo, dévale la Montée de la Grande Cote dans le sens de la descente, traverse le Rhône et longe le parc de la Tête d’Or. Il est attendu à l’opposé de la colline de la Croix-Rousse, à la Paroisse Saint-Alban, dans l’un des récents faubourgs pauvres de Lyon.
En cette fin de dimanche des Rameaux du mois d’avril 1900, Marc Sangnier, un ami parisien de son père, et journaliste comme lui, achève son discours : « Camarades, mes enfants, il s’agit de planter le grand arbre du christianisme démocratique et social ».
Marc veut réconcilier l’église et la République. Il promeut l’éducation populaire. Plus tard, il créera les premières auberges de jeunesse françaises.
La conférence achevée, Eugène rejoint son père. Celui-ci l’entraîne à la rencontre de l’orateur.
Marc l’interpelle d’une bourrade amicale : « Alors Eugène, ton père me dit que tu es sportif, bon camarade et courageux. Tu dois participer aux week-ends de la paroisse, continuer ton éducation. Contre Maurras, pour la Paix et pour la justice sociale ! ».
Eugène boit ces paroles.
Sa mère est morte il y a 4 ans. Ses 2 sœurs ont été confiées à des foyers sans enfant. Il vit avec son frère et son père, mais ils se croisent peu. Récemment il a arrêté l’école pour prendre un petit boulot de livreur à vélo. Il est avide de quitter l’enfance. Il s’engage dans le mouvement de Marc, le Sillon, y passe ses week-ends, assiste à tous les débats, toutes les conférences. Il prend en charge le groupe des plus jeunes, leur enseigne le catéchisme et le crawl, les inscrit avec lui à la traversée de Lyon à la nage.
À 40 ans, Eugène est engagé, catholique pratiquant. Il est toujours aussi sportif.
À Lyon, on décrit deux quartiers historiques, deux collines face à face : Fourvière, la colline qui prie et la Croix-Rousse, la colline qui travaille. Eugène Pons vit, travaille et prie à la Croix-Rousse. Il aime ce quartier populaire, son marché tous les jours de la semaine le long du boulevard. À la Croix-Rousse, l’esprit frondeur des canuts, ces soyeux descendus dans la rue dans les années 1830 pour réclamer des salaires décents, persiste.
Avec Rose et les enfants, ils fréquentent l’Église Saint-Eucher, la plus proche de leur domicile. Et au moins un dimanche par mois, ils font, en famille, un pèlerinage à Fourvière. C’est le quartier des catholiques bourgeois de la ville, mais la basilique, érigée par les Lyonnais pour remercier Marie d’avoir épargné Lyon de la peste, est chère à son cœur.
Eugène a fait la guerre, dans l’infanterie, jusqu’en Grèce. Il est revenu avec le paludisme. Il a assisté, à son retour, à l’épidémie de la grippe espagnole qui a décimé l’Europe et lui a pris deux garçons.
Le mouvement de Marc Sangnier, le Sillon, a été dissous. La Jeune République et la Jeunesse Ouvrière Chrétienne ont pris le relais et sont bien représentées à Lyon. Eugène s’engage, avec sa famille, dans les deux organisations.
Sur les photos de l’époque, Eugène paraît plus vieux que son âge, sans doute le fait d’une calvitie précoce. Avec quelques mèches rebelles sur le haut du crâne. Comme les hommes de sa génération, il porte la moustache et soit un nœud papillon, soit une cravate, sur chemise et veston. Il a les yeux foncés, un regard intense, des sourcils bien dessinés dans un visage rond. Il inspire confiance.
Un ami lui confie la gérance de son imprimerie en bas des pentes de la Croix rousse. Ce sera l’imprimerie de la Source.
Déjà ses proches le surnomment affectueusement Papa Pons.
En 1940, Eugène a 54 ans. Il est imprimeur et résistant. Il se fait appeler « Pilate » ou « La Source ». Eugène imprime tout ce qu’on lui demande. Des faux papiers, des faux laissez-passer et des journaux : Franc-Tireur, Combat, Témoignage chrétien… Des tracts écrits par lui ou par d’autres résistants, des communistes, des catholiques…
Les presses fonctionnent nuit et jour : travaux officiels en journée, impressions clandestines la nuit et les week-ends.
Fin 43, Eugène est contacté par des maquisards installés près de Lyon. Ils veulent vanter les exploits des résistants et ridiculiser les autorités. Il s’agit de fabriquer un faux exemplaire du Nouvelliste, un journal collaborationniste lyonnais.
Eugène Pons s’associe à d’autres imprimeurs lyonnais, amis et résistants. Il faut se procurer les bons caractères, les plombs, pour imiter parfaitement la typographie de l’original. Eugène et son gendre supervisent ensemble l’opération. L’imprimerie ferme officiellement ses portes à 18 heures. Plusieurs soirs de suite, Eugène, son gendre, et quelques-uns de ses ouvriers se glissent dans l’atelier un peu avant minuit. Ils travaillent jusqu’au matin dans l’odeur d’encre et le vacarme des presses. Ils rentrent chez eux discrètement par les traboules, les yeux rougis d’avoir traqué la moindre erreur dans la composition des textes.
Fin décembre, Eugène informe les chefs du réseau : ils sont prêts ; la maquette du Faux Nouvelliste est finalisée. Il faut en organiser la distribution.
Le 31 décembre 1943 à 5 heures du matin, des résistants font la tournée des kiosquiers et substituent, sous prétexte de censure par la police allemande, les exemplaires du Nouvelliste par la nouvelle version.
À 8 heures, quand la supercherie est découverte, la plupart des 25 000 exemplaires falsifiés ont été vendus. Ni la police française ni la Gestapo n’éclairciront jamais l’affaire.
Le 21 mai 1944 vers midi, la Gestapo inspecte l’imprimerie. Eugène Pons est présent. La Gestapo ne trouve rien, mais, en partant, décide d’arrêter l’ouvrier d’origine alsacienne Charles Lang. Eugène s’interpose.
Charles et Eugène sont emmenés ensemble à la Prison Montluc ; ils seront interrogés par le chef de la Gestapo lyonnaise, Klaus Barbie.
Le 1er juillet, Eugène est dans le camp de transit de Compiègne. Le 15, il est transféré avec Charles et 1500 hommes en Allemagne dans le camp de travail de Neuergamme.
Eugène Pons porte le matricule 36921, il est affecté au transport de pierres sur le canal de l’Elbe, puis à l’atelier de tressage de cheveux. Il meurt d’épuisement le 24 février 1945.
Eugène avait 58 ans.

Quelques commentaires d'Yves MASSOT :
Véronique BLETTERY est ma nièce et ma filleule. Sa mère (qui est ma sœur) m’a envoyé le texte ci-dessus, qui m’a rappelé de nombreux souvenirs. J’ai donc proposé à l’auteure de le publier sur mon blog. Merci d'avoir accepté !
Eugène PONS habitait rue de Dijon. La ville a décidé de lui rendre hommage en donnant son nom à cette rue. Elle relie le quai Herbouville, qui bordure le Rhône sur sa rive droite, à la place Adrien-Godin, en passant par la rue Artaud.
La maison de ma famille paternelle se trouvait en face de celle d’Eugène Pons. Ils entretenaient une amitié profonde. Les époux Pons ont aidé ma grand-mère lors du décès de son mari.
Quand nous étions enfants, nous allions souvent à la Croix-Rousse. À plusieurs reprises, nous avons rencontré Madame Pons : je me souviens de sa gentillesse et sa discrétion.
Pour aller de Paris à Lyon, on prenait le train tracté par une locomotive à vapeur. Le voyage durait six heures et à chaque gare, la loco faisait le plein d'eau. Des employés tapaient sur les roues avec leur marteau afin de vérifier qu'elles ne soient pas fêlées. Le confort de la troisième classe restait très spartiate.
Merci, Véronique, d’avoir remué tous ces souvenirs.


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